1982

Avec ces nouvelles plaques en ciment, d’un format rectangulaire cette fois, vous revenez à des œuvres plutôt bi-dimensionnelles qui risquent peut-être de n’apparaître que comme un travail de surface.

Pour moi ces nouvelles plaques sont des sculptures. Et je tiens à ce qu’on puisse les voir et les sentir comme des volumes, des volumes plats. On peut toucher l’endroit, l’envers et l’épaisseur, comme si elles étaient des lames de ciment.

Et j’ai tenu a les appeler plis plats (ce qui décrit le processus du FAIRE) et non pas plaques comme les premières œuvres en ciment qui ne se voient que d’un seul côté et dont la meilleure présentation est de les « plaquer » contre un mur.

Il me semble quand même que ce qui vous intéresse dans la sculpture c’est au moins autant la peau de la matière, la surface, que la recherche formelle.

C’est exact.

Et pourtant, j’ai aussi l’impression qu’ici la forme a beaucoup d’importance.

Sûrement, dans la mesure où pendant longtemps je ne pouvais pas faire d’angles, J’étais prisonnière du disque. Alors que cette fois-ci, en repliant le plastique la ligne droite se crée. Si j’appuie sur le plastique pour aplatir et étirer le ciment, je m’arrête aux limites qui sont les bords de la planche sur laquelle je travaille : autres lignes droites.

Il y avait longtemps que je désirais cette nouvelle forme et il fallait qu’elle me vienne naturellement entre les doigts. D’ailleurs en 1972 j’avais fait beaucoup de terres cuites petites, plates, de formes plutôt rectangulaires (je les appelais « murs ») avant de découvrir le ciment

Comment est née cette rencontre avec un matériau peu habituel pour la sculpture ?

Le travail avec la terre a duré de 1963 à 1973. J’avais aussi parfois fait fondre mes sculptures en bronze, ce qui me décevait profondément car je faisais des sculptures en terre grise ou en plâtre blanc sur des volumes dépendant de la réfraction de la lumière sur ces matières et je les donnais au fondeur qui me les rendait en or brillant. Il fallait décider ensuite comment les patiner, c’est-à-dire les peindre. Tout cela me paraissait contre nature. J’avais besoin d’aller jusqu’au bout avec mon matériau. J’avais besoin d’être en contact avec ce qui se décidait sous mes doigts et non pas de « prendre des décisions ». Aussi pour toutes ces sculptures en bronze, ma seule ressource pour qu’elles me soient supportables était de les laisser se recouvrir de poussière. Elles retrouvaient ainsi leur apparence première : la terre grise.

Quel genre d’œuvres faisiez-vous alors ?

Après le bronze donc, je n’arrivais plus à poursuivre un travail de sculpteur tel qu’on me l’avait appris. J’en ressentais un dégoût avoisinant la nausée. La seule chose que je supportais encore de faire était de prendre un morceau de terre entre mes mains et d’appuyer dessus. Cela s’étalait comme une surface plate qui s’arrêtait quand la matière manquait ; et c’était terminé. Pour sortir de cet état d’angoisse je cherchais par tous les moyens à retrouver le goût de travailler. J’aimais la terre, pourquoi donc ne pas essayer le ciment, dans la composition duquel rentre le sable ordinaire et l’eau.

Après bien des essais lamentables. un jour, en retournant, pour la jeter, une plaque de ciment solidifiée sur une surface lisse, je me suis aperçue que son envers était miraculeusement vivant, animé, sensible. C’était la vie et j’étais bouleversée.

J’ai l’impression que vous ne cessez de vous interroger sur cette notion d’envers, de dos, de vous préoccuper de ce qui se passe derrière.

Je ne m’interroge pas. Je ne me « préoccupe » de rien.  Mon attention est simplement attirée par ce que je n’ai pas consciemment prévu. Je me souviens que dans les sculptures de mes débuts, quand certaines zones ne me paraissaient pas vivantes, je n’avais qu’une possibilité de les animer : je tournais la sculpture, je fermais les yeux et mes mains libérées de mon regard et de mon jugement sclérosant, travaillaient librement et dirigeaient les corrections avec une efficacité complète.

De même pour les empreintes de « dessous » de sculptures en terre et de plaques, je ne pouvais prévoir ce que deviendraient sur un papier, imprégné d’encre lithographique, les crêtes et les creux nés de mon agression sur la terre et de ses réactions propres.

Comment avez-vous repris, avec le ciment, un travail en ronde-bosse ?

Mes premières sculptures en terre étaient des boutons de fleurs qui me semblaient des concentrations de forces de vie, d’éclosion. La première fois qu’après mes plaques de ciment j’ai voulu refaire de la ronde-bosse, j’ai cherché un moule pour y verser le ciment. Je ne voulais pas « sculpter » un moule. Rien ne me satisfaisait. Je n’ai alors trouvé qu’un tissu de plastique dans lequel je l’ai fait couler, en le comprimant ensuite le plus possible sans influencer sa forme. Et sans l’avoir voulu ni cherché, j’ai obtenu dix ans après la réplique exacte de mon premier bouton de fleur. Ensuite, après une longue « série » de plaques, j’ai rencontré ces demi-sphères en plastique préfabriqué. Leur forme impersonnelle et leur banalité m’ont attirée et j’en ai fait ces boules en les assemblant librement par leurs bords accidentés.

Dans les tiges il v a aussi ces ruptures très accidentées s’opposant à la surface très lisse.

Oui, d’ailleurs il y a beaucoup de rapports entre les boules et les tiges. Je cherchais une nouvelle forme très simple, dans l’élaboration de laquelle je sois le moins possible impliquée.

Un jour, ayant acheté plusieurs mètres de plastique vendu en rouleau, cette forme m’a intéressée et j’ai eu l’idée d’y verser du ciment. Ensuite j’ai été très surprise par la sensibilité et la variété des résultats obtenus. ce qui m’a conduite à la « série » des tiges.

Vous acceptez toutes les données du hasard qui vont influer sur les œuvres.

Non seulement je les accepte mais j’essaie par mon attitude d’écoute vigilante, de disponibilité, « d’attention flottante », de ne pas manquer la moindre innovation du hasard. Tous les petits accidents de parcours de la matière, dont je ne suis pas responsable, sont des éléments qui vont contribuer à créer la vie.

Je suis à l’affût de tout ce qui peut survenir.

Il y a des échecs ?

Oui. il y a des choses mortes. Mon critère c’est qu’une surface soit vivante, sensible.

Le premier pli plat a été obtenu comment ?

Par hasard, J’avais oublié de mettre du sable dans le ciment qui, mélangé à l’eau, a formé une masse trop liquide. Pour l’empêcher de s’écrouler j’ai très vite replié le plastique dessus pour le retenir. Le ciment s’est étalé et a dépassé, un peu seulement, au dessus de la limite de couverture du plastique. Dès que j’ai vu la nouvelle forme obtenue, j’en ai tout de suite senti les possibilités de développement et la nouveauté. Il y a ainsi presque toujours un déclenchement dû au hasard et une propulsion à refaire dans le même sens avec la griserie d’obtenir chaque fois des résultats différents et imprévus sur un même thème.

Toutes les séries sont faites successivement ?

Oui, sans se chevaucher.

Dans le cas des sculptures actuelles, il en est apparu d’autres que j’appelais au début « Parois » et qui contenaient elles-mêmes quelques plis dans la matière, Mais j’étais attirée par une plus grande économie et la série s’est trouvée constituée en grandes plages plates avec des reliefs infinitésimaux, des reliefs qui deviennent à peine des ombres tellement ils sont légers.

Et la couleur ?

Elle est importante, mais pas voulue. Elle dépend de la qualité du ciment, et le premier que j’ai utilisé, par hasard, parce que j’avais trouvé un sac de ciment abandonné dans la cour de mon atelier, était d’un gris bleuté superbe.

Vous cherchez tous les moyens d’éviter d’aller contre nature, contre matière.

Oui. je cherche par tous les moyens à ce que mon travail et le travail de la nature se rejoignent et se confondent, car avec le ciment, encore plus qu’auparavant avec la terre, j’ai découvert le plaisir de travailler avec le matériau, de le sentir travailler avec moi. Le matériau devenant un medium vivant.

On a aussi le sentiment que vous rejetez avec force toute référence directe au réel.

Au réel oui, au naturel non. L’absence de références accroît mon plaisir.

Plaisir de découvrir le résultat ?

Oui, mais le maximum du plaisir, du bonheur, c’est quand je travaille, que je le vis, sans penser à rien en tout cas pas au résultat.

Pendant que je travaille, j’ai l’impression que je passe dans la chose que je fais.