Texte extrait du catalogue de l’exposition rétrospective de l’œuvre sculptée de Claude de Soria, au Musée Picasso d’Antibes, du 26 mars au 2 mai 1988.

Traverser le cinémascope coloré du boulevard Raspail et entrer dans l’atelier de Claude de Soria, c’est changer de film. Tout y est gris. Mais quels gris ! Ceux des vieilles pellicules incunables. L’Élevage de Poussière de Marcel Duchamp y a élu domicile et une légère poudre d’éternité recouvre la nature pétrifiée qui vient à notre rencontre, sphères grises, disques gris, cylindres gris, lames grises, plis plats nés de ses mains. Sur le mur, dans l’ordre fragile des superpositions de la mémoire, d’indispensables gri-gri, herbiers des moments de sa création, souvenirs de Léger, Giacometti, Pisano, photographies, feuilles séchées veillent sur les activités mystérieuses de cette moniale passionnée qu’un long tablier blanc transforme en statue-colonne.

Avec des gestes de pâtissier qui sait l’élasticité de sa pâte, qu’elle prépare en «crêpe», en «blinis», avec les mêmes outils de bois pour la conduire, le sculpteur caresse l’une après l’autre les grandes stèles qui se mettent à vivre. Les gris s’animent et se différencient dans leur riche camaïeu gris-perle, gris jaune, gris blanc, gris souris, gris-bleu, gris anthracite, gris brun, gris éléphant et les volumes cézanniens, groupés par séquence, affirment leur existence, affinent leur différences, appellent les caresses. Leur peau sensuelle se révèle d’une surprenante douceur de soie, d’un poli de jade, ajustant leur géométrie mystique à l’économie extrême des moyens. Car ils sont d’abord nés du refus – refus de l’habilité, refus du luxe, refus de l’anecdote, refus du message, refus de l’image, refus des références culturelles et refus du savoir-faire que Claude de Soria détesterait autant qu’une confidence. Ces œuvres ne tentent pas de nous séduire, elles attendent un regard attentif qui saura déceler des valeurs plus subtiles.

– « Ce qui m’importe, c’est que l’objet créé soit vivant, EXISTE, comme par lui-même, qu’on ne le sente pas fabriqué… que mon travail et le travail de la nature se rejoignent et se confondent, car avec le ciment, encore plus qu’auparavant avec la terre, j’ai découvert le plaisir de travailler avec le matériau, de le sentir travailler avec moi. »

Claude de Soria devrait accompagner chaque visiteur. Il découvrirait son discours amoureux, sa parole éblouie commentant la rigueur de ce matériau qui « coule » et qui « prend » et conduit à sa guise cette femme volontaire à l’affût de tout ce qui peut survenir. En quelque sorte, ils s’entre- domptent l’un l’autre, en un passion réciproque, « dans l’intimité de la matière ».

– « L’apport du matériau, cela a été un bonheur fou » – dit-elle, « je suis amoureuse de ce matériau. Il est vivant. Même, je ne peux pas jeter les restes, j’en fais de tout petits paquets ; j’en garde des centaines… » 

– « Mon matériau est en train de me crier qu’il ne veut pas se plier, ça commence à avoir envie de grandir… ça s’étale… avec un énorme plaisir, je ne peux pas contrôler…

La bulle centrale deviendra une ouverture, je l’accrocherai au mur. Plus besoin de socle! »

 

Le hasard préside aux commencements. Toujours. C’est souvent un accident qui crée la vie, auquel elle a été attentive. Elle laisse faire, aux aguets, impatiente, «en attitude d’écoute vigilante, de disponibilité, d’attention flottante, pour ne pas manquer la moindre innovation du hasard ». L’impétuosité irréparable de la matière s’engouffre dans cette liberté qu’elle autorise, quatre mètres de stèle réussie en une seule prise sont nées, inaltérables. Ni bulle,  ni manque, ni faiblesse dans cette verticale parfaite qu’un fil à plomb invisible tend définitivement. Le demi-sac de ciment bleuté abandonné dans sa cour par un maçon en 1973 a changé sa vie de peintre et de sculpteur.

– « La première fois, il y avait de la boue partout, des fils de fer, toutes ces planches sales. Il restait une plaque de verre, j’ai pensé: le ciment sera bien dessus. Au démoulage l’envers si lisse montrait une vie intense. Comme le ciel avec des étoiles ou la mer. C’était la Vie… »

– « J’avais une nostalgie de Rodin, de Matisse, de Giacometti… »  Les gestes prosaïques du maçon ont, comme une ascèse, fait table rase du passé, la remettant « en communication directe avec le cœur de la réalité ».

 

Renversant sa cuvette sur le rhodoïd, remplissant des sphères de plastique, elle fait naître les Plaques puis les Boules. Dans des tissus pressés, naissent les Fruits ; dans des tubes de plastique (« s’il est trop liquide il coule, s’il est trop solide, il bouche »), naissent les Tiges.

– « Après les plaques et les boules, les tiges et les plis sont nés de mon émerveillement toujours aussi vif devant le processus de transformation de la matière… et je cherche à multiplier ces moments privilégiés … Il se forme alors des suites, des séries sur un même thème ».

Elle ruse parfois avec la prise qu’elle couche, d’abord horizontale, dans le sens de la coulée, puis « il chauffe quand il prend, je le touche, je deviens ciment. Je le redresse au bon moment, et ça durcit en se tassant». Naissent les Plis, qui «procèdent de cette même volonté de mettre en évidence le libre travail de la nature, et d’amener la matière à se révéler le plus possible dans son devenir, toute activation nouvelle du matériau se traduisant par l’apparition immédiate d’une surface différente. Ces nouvelles sculptures se simplifient et s’étirent en grandes plages rectangulaires, calmes, lisses.

Des précieux disques de jade chinois aux fines ailes égyptiennes de basalte, les ciments «naturellement élémentaires» de Claude de Soria rejoignent toute la Sculpture. Intemporels, ils dialoguent avec des civilisations très lointaines.

Mais ne sont-ils pas davantage encore, appelés par Picasso dont elle a traduit passionnément en bas-relief deux démonstrations rigoureuses et cubistes, une Nature Morte de 1909 et le Torse de 1908 (offert par l’artiste au Musée Picasso d’Antibes, à la fin de l’exposition), interprétant les demi-teintes en passages sensibles d’un plan dans l’autre, chaque surface attentive à sa tension propre, exactement transcrite?

 

Ces reliefs annoncent les futures plaques aux « volumes plats» dont « on peut toucher l’endroit, l’envers et l’épaisseur ». Comme sur les panneaux qui servent de support aux peintures de 1946, Picasso n’avait-il pas précisément cherché dans le même esprit, avec ses grands nus gris peints sur fibro-ciment. à aplatir des sculptures ramenées à quelques signes simples – cercle, triangle, spirale – dont la rigueur ponctue les joyeuses Bacchanales de la Suite d’Antipolis? Données à Antibes par Picasso en 1950, plus gonflées de vie, comme de grands fétiches sensuels,  les deux têtes monumentales nées à Boisgeloup sont aussi, à leur manière, une glorification du même matériau pauvre qui capte dans sa matité discrète une lumière miraculeuse, grisante.

Au milieu d’elles, les créations de Claude de Soria trouvent leur place, soudain éloignées de l’éclairage parisien qui les a fait naître et vivent de nouvelles aventures méditerranéennes.

 

Danièle Giraudy

conservateur général des musées de France, 

directeur du Musée Picasso d’Antibes de 1981 à 1991